Le Beaujolais, ce n’est pas seulement une région de seigneurs accordant des crédits d’impôts. Villefranche-sur-Saône est une ville où les idées libertaires ont toujours eu une place importante. Les Caladois, encore aujourd’hui, perpétuent une longue tradition de résistance et de lutte pour la justice sociale. Les idées anarchistes, prônant l’autonomie, la solidarité et la liberté individuelle, ont trouvé un écho particulier dans cette communauté. Cette série de reportages vise à mettre en lumière les figures et les mouvements qui ont façonné l’âme libertaire de Villefranche-sur-Saône. À travers des témoignages et des analyses, nous découvrirons comment les idées anarchistes continuent d’inspirer et de mobiliser les habitants de cette ville unique. Nous allons explorer les figures emblématiques de ce mouvement, en commençant par Philippe Sanlaville.
Contexte Historique : La Flamme Révolutionnaire du XIXe Siècle
Au XIXe siècle, l’Europe est en feu. Les idées révolutionnaires embrasent les esprits, portées par les luttes ouvrières et les aspirations à une société plus juste. La Commune de Paris, en 1871, est le symbole de cette révolte contre l’oppression. Les marxistes et les anarchistes, unis sous la bannière de la Première Internationale, défient l’ordre établi, inspirés par des penseurs comme Karl Marx et Pierre-Joseph Proudhon.
Dans ce contexte bouillonnant, Villefranche-sur-Saône devient un bastion des idées libertaires. Les travailleurs, exploités par le capitalisme naissant, trouvent dans l’anarchisme une voie vers l’émancipation. Les écrits de Pierre Kropotkine, prônant l’entraide et la solidarité, résonnent dans les rues de la ville, appelant à l’action directe et à la révolte contre l’oppression.
Philippe Sanlaville : Un Combattant de la Liberté
Né le 14 décembre 1851 à Beaujeu, Philippe Sanlaville est un enfant de cette époque tumultueuse. Ouvrier cordonnier et horloger, il connaît les dures réalités du travail manuel. Mais Sanlaville n’est pas homme à se résigner. Inspiré par les idées anarchistes, il s’engage corps et âme dans la lutte pour la justice sociale.
L’Engagement Militant
Sanlaville participe activement aux congrès ouvriers, devenant une figure incontournable du mouvement. En 1876, il est délégué au premier congrès ouvrier à Paris, puis à la deuxième session du deuxième congrès ouvrier de France à Lyon en 1878. Ces événements sont l’occasion pour lui de rencontrer d’autres militants, d’échanger des idées et de renforcer ses convictions.
Le Groupe Anarchiste « Le Glaive »
À Villefranche-sur-Saône, Sanlaville fonde le groupe anarchiste « Le Glaive ». Ce groupe devient un symbole de résistance, un phare dans la nuit de l’oppression. Les réunions sont clandestines, les discussions enflammées. Chaque membre est animé par la même détermination : renverser l’ordre établi et instaurer une société libre et égalitaire.
Solidarité Révolutionnaire
Dans un contexte de répression accrue, le groupe « Le Glaive » exprime sa solidarité avec les compagnons emprisonnés (les créateurs du journal « le droit social »). Un extrait de L’Étendard révolutionnaire de Lyon, daté du 27 août 1882, illustre cette détermination :
« Compagnons, la justice bourgeoise, cette prostituée qui a nom Themis, non contente d’avoir tué Le Droit Social, a cru qu’il était dans son intérêt de le frapper encore dans la tombe en adjugeant aux compagnons Bonthoux et Crestin quelques années d’emprisonnement. Si cette prostituée pense affaiblir notre cause en condamnant les plus dévoués compagnons, elle se trompe et les révolutionnaires de notre localité tiennent à déclarer à la face de cette bourgeoisie infâme qu’ils sont solidaires dans les actes qui ont motivé ces condamnations. Que les victimes de toutes ces iniquités reçoivent donc l’expression de notre solidarité révolutionnaire. Le groupe anarchiste “Le Glaive”. »
La Répression et l’Arrestation
Mais le pouvoir ne reste pas inactif face à cette montée des idées libertaires. Les rafles se multiplient, visant à étouffer le mouvement dans l’œuf. Philippe Sanlaville, résidant rue de la Quarantaine, est arrêté lors d’une perquisition à son domicile. Les écrits de Kropotkine, retrouvés chez lui, sont la preuve de son engagement militant. Son arrestation est un coup dur pour le groupe, mais elle ne parvient pas à éteindre la flamme de la révolte.
Le Procès des 66 : Un Tournant Historique
L’arrestation de Sanlaville le met en cause dans le célèbre procès des 66, l’un des événements les plus marquants de l’anarchisme français. Aux côtés de Kropotkine et d’autres militants, il est condamné et emprisonné. Derrière les barreaux, leur détermination reste intacte, et leur combat continue de résonner au-delà des murs de la prison.
Déclaration au Procès : La Voix de la Révolution
Lors de leur procès, Sanlaville et ses camarades prononcent des paroles qui résonnent encore aujourd’hui :
« Les anarchistes, Messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée. »
Ils dénoncent l’hypocrisie des gouvernements :
« C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! »
Leur vision d’une société sans gouvernement ni propriétaires est claire :
« Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer du gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu. Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui nous embastille, c’est celui qui nous affame; ce n’est pas celui qui nous prend au collet, c’est celui qui nous prend au ventre. »
Ils prônent l’égalité comme condition de la liberté :
« Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous. »
L’Héritage de Sanlaville
Malgré les épreuves, l’héritage de Philippe Sanlaville perdure. Son engagement et son courage continuent d’inspirer les générations futures. À travers son exemple, nous comprenons que la lutte pour la justice et la liberté est un combat de chaque instant, un combat qui se mène avec détermination et passion.
Sur le mur de la prison de Saint-Paul, une œuvre d'Ernest Pignon‑Ernest : Pierre Kropotkine (1842-1921), anarchiste russe qui séjourna dans cette prison en 1883, au côté de Sanlaville. © Bibliothèque municipale de Lyon
Conclusion
L’histoire de Philippe Sanlaville est celle d’un homme ordinaire devenu un symbole de résistance. Elle est aussi l’histoire de Villefranche-sur-Saône, une ville où les idées libertaires ont trouvé un écho particulier. À travers cette série de portraits, nous rendons hommage à ceux qui, par leur engagement, ont façonné l’âme libertaire de cette ville unique.